dimanche 25 août 2013

Le "Guardian", un bébé Manchester


 Je lisais Le Monde ce week-end (oui ça m'arrive, la rentrée sûrement), et dans un article de Marc Roche sur le Guardian, je suis tombé sur ça :

"Le journal est originaire de Manchester, nous n'avons jamais fait partie de l'establishment médiatique londonien, ce qui, allié à notre appartenance à une fondation, nous a permis de faire du vrai journalisme d'investigation"

Dixit Alan Rusbridger, directeur de la rédaction du Guardian depuis... 1995. Sans interruption.

UNE PRESSE NATIONALE... NON, PARISIENNE

En France, depuis des années, la presse dite "nationale" - on devrait plutôt dire "parisienne" vu les (très faibles) tirages et ventes de chaque quotidien concerné et les sujets traités - est accusée régulièrement de "connivence" avec les élites politiques et économiques.

Les sociologues Pierre Bourdieu et Patrick Champagne ont même inventé une expression pour décrire ces mécanismes traditionnels, ils appellent ça le champ politico-médiatique, ou comment la politique - ou devrais-je dire le champ politique - est désormais totalement imbriqué(e) dans les enjeux propres au champ médiatique et journalistique, et s'y adapte (cf, par exemple, les "sondages").

Mais ça c'est du langage de sociologues. Hein, coco.

Et puis, cette imbrication des champs politique et médiatique n'est pas propre à la France.

Sauf qu'en France, un mot est souvent lâché : "connivence", qui décrit plutôt la proximité sociale, professionnelle, et parfois même amoureuse, ou plus trivialement sexuelle, entre journalistes et responsables politiques et économiques (à quand l'article qui parlera de l'effet Grindr parmi les élites politico-médiatiques ou les membres d'un même siège social... ? Bon, je divague, quoique).

Une école résume à elle seule cette proximité : Science Po Paris.

En tout cas, en dénonçant - souvent à juste raison - la connivence, le public pense d'abord aux journalistes vedettes, les présentateurs de JT, les éditorialistes multi-cartes, les chroniqueurs façon robots ménagers etc.

L''exemple est même donné au plus haut niveau de l'État. En 2012, le PS a gagné un président de la République, comme Paris Match (groupe Lagardère), et Direct 8 (groupe Bolloré) ont gagné une compagne de président de la République.

OUTSIDER PARMI LES ÉLITES

Un élément devrait pourtant frapper davantage : la quasi-absence d'enquêtes journalistiques en dehors de Médiapart, du Canard Enchaîné, et de quelques articles ici ou là dans Le Monde ou Le Parisien.

Une situation décrite largement dans Patrons de presse nationale : tous mauvais du journaliste Jean Stern qui dénonce, notamment, l'évolution des actionnaires de journaux. De patrons de presse traditionnels, on est en effet passé au règne des financiers peu scrupuleux et surtout intéressés par l'effet "neutralisation" (pour le dire simplement, moi propriétaire de telle boîte d'armement possède tel journal, et toi propriétaire de telle boîte de téléphonie possède tel journal : dans ces conditions, aucun de nous n'a intérêt à déterrer la hache de guerre en donnant à nos propres journalistes les moyens d'investiguer, y compris quand cela ne concerne pas nos intérêts directs, notre business).

Mais revenons à la citation première de mon billet dominical. J'apprends donc - grâce au Monde - que le Guardian est fier d'être originaire de Manchester.

Cette situation géographique périphérique par rapport à Londres, la capitale politique et économique de l'Angleterre, expliquerait, en partie, d'après le directeur de la rédaction du Guardian, l'esprit d'indépendance du quotidien. Le Guardian en position d'outsider parmi les élites britanniques.

MÉDIAS ET INSTITUTIONS POLITIQUES

Voilà pourquoi cette citation m'a sauté aux yeux. Habituellement, lorsque le sujet médiatique est évoqué en France, on omet souvent de prendre en compte, en tant que tel, le système politique pré-existant. Soit, dans le cas qui nous concerne, un régime ultra-présidentiel avec la Vème République, et un État encore très centralisé, où encore une bonne partie des pouvoirs - politique, économique, culturel - est concentrée à Paris.

Cet élément institutionnel - l'organisation des pouvoirs politique d'un pays et leur répartition géographique - est pourtant crucial pour comprendre les spécificités du champ politico-médiatique français, et les insuffisances de notre presse parisienne, oups, nationale.

Car contrairement à l'Allemagne, où de nombreux Länder disposent de grands quotidiens à base régionale mais à envergure nationale, en France, la presse à envergure nationale - c'est-à-dire une presse qui peut influencer des décisions politiques nationales - est concentré à Paris (En réalité, aucun grand quotidien de la presse quotidienne régionale comme Ouest France ou L'Est Républicain n'est véritablement en mesure de peser sur les élites parisiennes, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'exercent pas une réelle influence sur leurs publics en régions). Comme est concentrée dans la capitale, malgré trente années de décentralisation institutionnelle, la plupart des élites. Oui, je me répète. Mais on a tendance à trouver naturel cet état, alors qu'il n'est que le résultat d'une histoire et d'une construction nationale et étatique propre à la France.

CONCURRENCE (ET NON CONNIVENCE) ENTRE LÄNDER

En Allemagne, les grands journaux nationaux sont en fait des journaux supra-régionaux comme le rappelle ce petit article. On trouve ainsi la Süddeutsche Zeitung (Munich) et la Frankfurter Allgemeine Zeitung (Francfort), mais aussi la Welt (Berlin), la Frankfurter Rundschau (Francfort) et la Tagezeitung (Berlin). L’hebdomadaire le plus lu est Die Zeit, journal libéral édité à Hambourg, suivi de Stern, lui aussi édité à Hambourg.

Chaque capitale régionale joue sa place dans le cadre de l'État fédéral allemand, et chaque journal également. En plus de bénéficier de grands groupes de médias indépendants (contrairement à la France), l'Allemagne dispose ainsi d'une presse riche et bien implantée localement, et ce au quatre coins du pays. Et c'est bien parce que le pouvoir dans le cadre de l'État fédéral allemand est plus diffus à différents échelons et dans différents territoires, que la controverse démocratique est également plus diffuse, et la presse plus indépendante et puissante. Car entre des élites économiques et politiques régionalisées en situation de concurrence finalement, il y a moins de connivence possible. Et plus de contre pouvoirs. Ou, du moins, plus de controverses rendues publiques.

L'exemple italien - démocratie parlementaire et pouvoirs régionaux forts, voire antagonistes - mérite également d'être étudié. Régime parlementaire oblige (avec son lot de coalitions au parlement à constituer) la presse d'information générale et politique y est davantage ouvertement politisée (voire partisane) qu'en France. D'ailleurs, les "bons clients" universitaires qui ont l'habitude de signer des analyses, tribunes et autres articles éditorialisés ont même droit à une carte de journaliste spécifique (on est loin de la position de "l'expert" et de ladite "neutralité axiologique", bullshit au passage).  

À lire à ce propos la thèse d'Eugénie Saïtta, Les transformations des rapports entre journalisme et politique. Une comparaison France/Italie depuis les années 1980, dont cette sociologue a tiré un article publié dans "Journalistes engagés", un ouvrage publié sous la direction de Sandrine Lévêque et Denis Ruellan aux Presses Universitaires de Rennes en 2010). 

 Enfin, les grands quotidiens italiens, en plus d'exprimer des orientations politiques claires, "représentent" par leur simple existence, les rapports de force politique et économique au sein de l'Italie avec les quotidiens qui ont une fonction de porte-parolat de la bourgeoisie industrielle du Nord (La Stampa à Turin appartenant à Fiat et le Corriere della Sera de Milan lié également à famille Agnelli), face aux quotidiens de gauche localisés à Rome (La Repubblica, Il Manifesto, ou encore L'Unità).

JOURNAUX LOCAUX À ENVERGURE GLOBALE

Alors qu'en France, la grande messe politique, médiatique et démocratique, reste qu'on le veuille ou non, l'élection présidentielle, largement couverte par les médias audiovisuels. Le fameux débat de l'entre deux tours... Dans ces conditions, à quoi sert encore une presse dite nationale, largement à la botte des controverses politico-médiatiques développées et montées en épingle par les médias audiovisuels (cf rôle des chaînes "tout info" lors de la dernière présidentielle) et pétries d'analyses issues des "discussions" de salons parisiens ?

Dernière idée : à l'heure de la globalisation, au sens où l'entend la sociologue Saskia Sassen, c'est-à-dire, pour aller vite, à l'heure d'une territorialisation des activités financières et économiques au sein des villes globales, avec une diminution de l'influence des controverses nationales, c'est bien les journaux locaux à envergure régionale et globale qui arrivent à surnager, comme The New York Times, plutôt que les journaux censés exprimer le point de vue d'une élite "abstraite" au sein de notre bien orpheline République française. 

La preuve : l'absence quasi manifeste d'équipes rédactionnelles françaises à Bruxelles, pourtant siège du pouvoir normatif européen.

À ce compte là, l'heure des petites phrases n'est pas terminée. Au risque de voir s'écrouler définitivement la presse d'information générale à Paris.

Marc Endeweld

mardi 26 février 2013

Qatar : poker menteur chez Areva



Voilà un bonus à l'enquête que j'ai menée pour Marianne sur les investissements du Qatar en France, et publiée début janvier qu'on peut trouver ici (l'article principal co-écrit avec Philippe Cohen), ici (sur le Qatar et les banlieues), et là (sur l'offensive audiovisuelle contre Canal+).

J'aurais dû "vendre" ce bonus à un autre journal ou un site, mais vu la non actualité du sujet, la sensibilité du dossier, et le peu de temps que j'ai en ce moment sur d'autres enquêtes, je préfère le publier en l'état ici, plutôt que de monnayer quelques euros. 2013, saison de la grande braderie de la presse. Donc à vous de faire tourner ce papier, et peut-être qu'il sera récupéré par Rue89 ! Qui sait !


Nicolas Sarkozy a poussé pour que le Qatar investisse dans Areva, puis dans les mines d’uranium du groupe nucléaire, une activité pour le moins stratégique. Retour sur un épisode émaillé de chausses trappes.

L’histoire commence en 2004. À cette époque, le groupe nucléaire Areva, alors dirigé par Anne Lauvergeon, l’ex-sherpa de François Mitterrand, recherche des financements pour assurer ses lourds investissements. Une augmentation de capital est actée par les pouvoirs publics : 15 % du groupe nucléaire doit être alloué à des investisseurs extérieurs. Il faut attendre l’été 2010 pour que tout s’accélère. En effet, sans même demander l’avis d’Areva, et sans organiser un réel processus d’appel à candidatures, le président Sarkozy pré-sélectionne deux fonds souverains du Golfe, le KIA (The Kuwait Investment Authority), et le QIA (The Qatar Investment Authority), pour investir dans le groupe nucléaire. Le partenaire historique, le japonais Mitsubishi, est sèchement écarté. 

Un banquier d'affaires et ancien patron d'EDF 

Pressé par le pouvoir, Areva entame alors les négociations avec les Qatariens qui sont conseillés par le Crédit Suisse (lequel leur appartient à la hauteur de 10 %), et dont le vice-président en Europe n’est autre que François Roussely, président d’honneur d’EDF, et chargé au même moment par l’Élysée de rendre un rapport… sur l’avenir de la filière française du nucléaire civil ! Voilà ce qui arrive quand on choisit un banquier d’affaires, accessoirement ancien patron d’EDF et proche conseiller des Qatariens, pour une mission sur le nucléaire. Mais ce n’est pas le seul élément surprenant dans cette histoire, ni le dernier rebondissement. En effet, à la rentrée 2010, Gérald Arbola, directeur général délégué d’Areva apprend par la bouche de François Roussely que les Qatariens refusent finalement de devenir actionnaires d’Areva… Seul les Koweitiens investissent alors dans Areva pour 600 millions d’euros. Loin des 3 milliards attendus par le groupe. À ne rien n’y comprendre. 

L'Élysée à la manoeuvre

En réalité, selon nos informations, au même moment, un émissaire de l’Élysée a soufflé aux Qatariens que c’était la présidente d’Areva, Anne Lauvergeon, qui ne souhaitait pas qu’ils investissent – ce qui était faux : « Si on avait voulu planter l’augmentation de capital d’Areva et fragiliser Anne Lauvergeon et son groupgve, on ne se serait pas pris autrement », affirme une source proche du dossier. C’est bien l’Élysée qui fut à la manœuvre, conseillant, dans un second temps, aux Qatariens d’investir dans les mines d’uranium d’Areva, une activité pour le moins stratégique ! Pour que l’opération devienne possible, l’Élysée somme alors Areva de filialiser ses activités minières… Le dossier est suivi par Jean-Dominique Comolli, qui a été nommé à la tête de l’Agence des participations de l’État en août 2010, et par Claude Guéant en personne, le secrétaire général de l’Élysée. 

 Une filialisation interrompue avant la présidentielle

Car au « Château », François Roussely et Henri Proglio, le PDG d’EDF, aidés d’Alexandre Djouhri, ont l’écoute et le soutien du président Sarkozy. Quelques mois plus tôt, François Roussely avait préconisé une telle filialisation dans son rapport : « Areva pourrait apporter ses actifs miniers d'uranium à une société ad hoc dont elle conserverait la majorité et assurerait la gestion ; les autres actionnaires pourraient être des clients ». Les mines représentent 14 % du chiffre d'affaires d'Areva qui occupe la place de numéro 1 mondial des producteurs d'uranium avec 16 % de parts de marché. Selon l’enquête de Pierre Péan (1), l’enjeu masqué de ce militantisme pro-Qatar pourrait bien être, comme dans d’autres opérations capitalistiques de ce type, l’aménagement de commissions d’agents pour les intermédiaires et d’éventuelles retro-commissions.
Anne Lauvergeon s’opposait à une telle filialisation, qui préfigurait un démantèlement de son groupe (au profit d’EDF), un dessein contre lequel elle s’est toujours battue jusqu’à ce qu’elle soit débarquée par l’Élysée en juin 2011. Areva renoncera finalement à un tel projet six semaines avant l’élection présidentielle.

Marc Endeweld

(1) Voir La République des mallettes, par Pierre Péan, Fayard, 2011.

mardi 22 janvier 2013

La France de l'accordéon ou la girouette Valls



Drôle de télescopage. Barack Obama, dans son discours d'investiture à Washington, a salué ses soeurs et frères gays et en a appelé à l'égalité des droits. En France, alors que François Hollande a promis à maintes reprises durant sa campagne présidentielle, l'ouverture du mariage pour les couples de même sexe, et la reconnaissance de l'homoparentalité, le même a décidé d'inviter les opposants à une telle réforme à l'Élysée. Virginie Tellenne en rose fluo - alias Frigide Barjot - face au Président ? On croît rêver yeux grands ouverts... Si si, c'est possible en 2013. Question de style n'oublieront pas d'expliquer certains commentateurs soucieux d'abord des apparences. The West Wing versus Julie Lescaut.


Question de panache plutôt. Le premier, Barack, auréolé encore du prestige impérial et hollywoodien, en a un peu, l'autre, "notre" François, président d'un pays décidément en mal de prestige, a tout bonnement oublié ce que c'était. C'est sûr qu'à Tulle, il y avait de l'accordéon : La vie en rose. En 2007 on avait bien eu droit  à Mireille Mathieu, mais en 2012, c'était de l'accordéon. Et puis il y a le "débat". Hein le "débat". Françaises, Français, débattez ! On entend déjà la droite réclamer un référendum tels des sans culottes face à la tyrannie.  On a peu entendu les mêmes réclamer un débat sur le traité budgétaire européen. Ou même sur les récents résultats du "dialogue social". Ah mais ça, c'est des choses sérieuses, coco, ce n'est pas pour des Français abreuvés aux primes time façon Nouvelle Star.

Tapez 1 pour le mariage, Tapez 2 pour éliminer les mariés.


Civilization ou Sim City ?


C'est quand même plus facile que de poser la simple question suivante : économie de "l'offre" ou économie de "la demande"? Ah, on me dit que je m'égare... Mais le plus savoureux en cette période de "débat", c'est qu'elle nous permet de mesurer le degré d'opportunisme de certains de nos "décideurs". C'est comme s'ils se trouvaient devant leurs ordinateurs et qu'ils jouaient à Civilization ou à Sim City. Mais si, souvenez-vous, Libération adore parler de "logiciel" pour évoquer le vide idéologique qui traverse aujourd'hui une bonne partie de la gauche. En tout cas, dans la catégorie girouette, Manuel Valls est aux premières loges avec ce fameux "débat" qui préoccupe tant les Français.

En effet, on apprend, au détour d'une émission de Canal +, que si monsieur le Ministre de l'Intérieur était parlementaire, il ne voterait pas pour l'extension de la PMA (Procréation Médicalement Assistée) à tous les couples, et notamment aux couples de lesbiennes.

Pour Manuel Valls, en 2013, c'est Non.



"Je ne voterais pas la PMA dans le texte de loi sur le mariage pour tous et l'adoption".
"La PMA, c'est un sujet extrêmement compliqué", a argumenté le ministre de l'Intérieur. Cela "mérite un débat approfondi (... ) long et fourni. Ce sont des questions très lourdes".


Serrage de (mes) paluches façon Hollande

On parle bien ici de PMA, autorisée actuellement en France pour les couples stériles, et non de GPA, Gestation pour Autrui, qui pose une autre question particulièrement coton pour le débat éthique, avec l'existence dans ce dernier cas des "mères porteuses". Même si la GPA est permise également grâce aux techniques de PMA.

À ce stade, il est nécessaire de rappeler que l'accès de la PMA aux couples de lesbiennes était une des promesses de François Hollande dans son projet socialiste. Dans les tracts que le PS avait à l'époque opportunément imprimés au sujet de l'égalité des droits, figurait noir sur blanc la PMA. Et puis Hollande l'avait promis à Têtu, il y aurait bien la PMA dans le package. Promis, juré, et même relu (oui l'interview à l'époque avait été relue par ses conseillers). À l'inverse, le PS s'est clairement prononcé contre la GPA, et François Hollande s'est déclaré contre également dans Têtu.

François Hollande, durant la campagne, je l'ai interviewé à deux reprises pour Têtu, et une autre fois pour Témoignage Chrétien (oui, je vous rassure, sur d'autres sujets... ;) Au point que lors d'un reportage pour Les Inrockuptibles sur le boulot de la rédaction de France 2, je me retrouvais à un meeting de féministes, où je décrochais un serrage de (mes) paluches pré-présidentiel en prime. Avec la petite phrase qui fait tout : "ah mais comment allez vous ?", eh oui coco, tout ça droit dans les yeux. Il est fort le François, il arrive à reconnaître à 100 mètres un journaliste, et à lui montrer qu'il l'a reconnu. Mes confrères furent semble-t-il très friands de ces charmantes attentions durant la campagne.


Des politiques mis à nu

Alors, justement, la première fois que j'avais rencontré François Hollande pour Têtu, c'était dans le cadre d'une série d'interviews que j'avais réalisées dans le cadre des primaires du PS. François Hollande, Ségolène Royal, Martine Aubry, Arnaud Montebourg et Manuel Valls ont répondu gentiment à mes questions entre mai 2011 et octobre 2011. Je reviendrai prochainement sur leurs réactions en off... Réactions souvent très révélatrices.

J'avais d'ailleurs consacré un premier article Des politiques mis à nu à ces réactions dans le magazine RegardsFort de l'expérience d'une trentaine d'interviews politiques pour Têtu, je notais à l'époque :

"Interroger les responsables politiques sur les questions sexuelles, c’est un peu les passer au scanner. Démunis parfois, déconcertés souvent. Ils perdent leurs réflexes, confondent intime et sexe. Leur intimité, leur vie privée, et les questions sexuelles qui se posent dans le débat politique. Réticents, certains le sont. Comme l’ancien Premier ministre, Dominique de Villepin, sollicité par le magazine gay Têtu pour une interview en décembre 2011. Son attachée de presse nous envoie alors un mail : «  Dominique de Villepin préférerait ne pas se positionner définitivement sur la question homosexuelle, est-ce possible pour vous ? » Dominique de Villepin ne donnera jamais d’interview au magazine…"


Quand Manuel Valls était pour les "mères porteuses"


Peut-être que Manuel Valls aurait dû me dire la même chose quand, en début 2011, j'ai sollicité son cabinet à la mairie d'Évry - il était alors député-maire de cette charmante bourgade de grande banlieue... Car quand je l'ai rencontré début mars 2011 dans son grand bureau de sa mairie... Il me tenait alors un discours très ferme sur l'égalité des droits, et s'affirmait même pour la GPA. 


Qu'on se le dise, Manuel Valls est en réalité favorable à la Gestation pour Autrui - les mères porteuses - si la loi permet un encadrement. C'est en tout ce qu'il confiait aux lecteurs de Têtu à l'époque (comme ma modeste capture d'écran façon Médiapart me permet de vous en apporter les preuves !).


À l'époque, semble-t-il, mes questions n'étaient pas "lourdes". Et le maire d'Évry semblait bien préparé par ses conseillers à répondre à Têtu. Il m'avait d'ailleurs reçu près d'une heure, me répondant calmement, et précisément, son regard droit dans mes yeux, jetant quelques fois un coup d'oeil aux fiches préparées par son cabinet et disposées devant lui sur son bureau. Cela mérite d'être souligné : Manuel Valls me répondait dans son bureau seul, et n'a pas souhaité relire l'interview. Pour info, suite à la publication de celle-ci, une de ses collaboratrices (ou collaborateur je ne sais plus) me contacta pour me féliciter du rendu final. 


Mais rappelons le pour les retardataires... Têtu est un magazine gay. 

Qui a parlé de clientélisme politique ?


Alors pour que tous prennent connaissance des propos précédents de monsieur le Ministre de l'Intérieur au sujet de la GPA, voici en intégralité la première partie de l'interview qu'il avait accordée à Têtu et publiée en mai 2011. Au moins, mon travail n'aura pas servi à rien...


"Contrairement à ce que disent ceux qui sont par principe hostiles à la GPA, je crois que si celle-ci est maîtrisée, elle est acceptable, et j’y suis donc favorable."

Sur Canal Jimmy, au mois de janvier, vous vous êtes prononcé en faveur de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et de l’homoparentalité… Oui, j’ai d’ailleurs soutenu précédemment les propositions de loi de Patrick Bloche relatives au mariage homo et à l’homoparentalité. Et en 2004, lorsque Dominique Strauss-Kahn s’était prononcé pour, il y a eu un débat au sein du bureau national du Parti socialiste. Je me souviens des réactions à l’époque, certains combattaient avec force une telle proposition, comme Éric Besson qui était alors à la direction du PS. J’avais défendu la position de Dominique Strauss-Kahn qui n’était pas celle de Lionel Jospin.

Vous étiez porte-parole du gouvernement de Lionel Jospin. Ce dernier a-t-il évolué sur la question depuis ? Je n’en sais rien. Je suis bien sûr respectueux de ses positions. Mais d’une manière générale, nous devons accompagner les évolutions de la société, permettre des droits nouveaux. Je crois à une société d’ordre, de justice sociale, et en même temps j’ai la conviction profonde que la gauche doit incarner le progrès.

Justement, dernièrement, il y a eu un débat au PS sur la gestation pour autrui (GPA), avec deux groupes qui se sont opposés. Le débat a été finalement tranché par la négative. Quelle était votre position sur le sujet ? Il y a eu une dérive vers une marchandisation du corps des femmes qui pourrait se révéler immaîtrisable. Mais au-delà de ces précautions, c’est une évolution qui est incontournable, à condition qu’elle soit encadrée. Contrairement à ce que disent ceux qui sont par principe hostiles à la GPA, je crois que si celle-ci est maîtrisée, elle est acceptable, et j’y suis donc favorable. À terme, je suis favorable à une évolution législative, mais contrairement au mariage, ce n’est pas la position du PS.

On pourrait vous qualifier de « libéral » au PS, et en même temps vous avez des positions très républicaines. C’est assez étonnant car les tenants de la « troisième voie », comme Tony Blair et son maître à penser, Anthony Giddens, mettent en avant les minorités dans leur projet de société. Ne trouvez-vous pas que la République française a des difficultés pour intégrer les faits minoritaires ? Je ne suis pas blairiste, parce qu’il est anglais et que je suis français. L’approche anglosaxonne est issue de traditions très différentes. Ce qui m’a intéressé chez Giddens, c’est l’idée de partir de l’individu. Il ne faut jamais oublier que Jaurès disait « le socialisme, c’est l’individu jusqu’au bout ». Le marxisme et une certaine conception étatiste et jacobine très française ont sans doute mis à mal ces idées. Moi, je viens du rocardisme et de la « deuxième gauche », pour qui les mots « autogestion », « autonomie » ont une importance. Comme le souligne Giddens, il faut aider chaque individu à se frayer un chemin. L’État ne peut pas tout. Dans nos sociétés ouvertes, surinformées avec internet, chaque individu réclame des droits soit pour lui, soit pour des groupes. Effectivement, les sociétés anglo-saxonnes s’accommodent très bien de cela, mais je pense que la synthèse avec la République est largement possible. Je suis un libéral, républicain et laïque…

(...)


Propos recueillis par Marc Endeweld

Soyons juste avec Manuel Valls, en 2011, il souhaitait qu'À TERME, la GPA soit encadrée par la loi. Il n'a pas dit QUAND. Peut-être en 2050 ?


Mais, au moins, on aurait aimé que Manuel Valls, en 2013, défende avec fierté le projet du PS, c'est-à-dire Mariage - Adoption et PMA.


Et dernière précision, à titre personnel, si je suis favorable à l'accès des couples de lesbiennes à la PMA, je me questionne beaucoup sur un possible encadrement de la GPA. Mais, de toute manière, ce n'est pas une question qui se posera en mars. Car le PS s'est positionné clairement contre une légalisation des mères porteuses en France, contrairement à ce que pourraient laisser croire les mensonges des anti-mariage pour tous.


La suite au prochain renoncement.

lundi 7 janvier 2013

Michel Naudy, "le recordman des placards"



Journaliste salarié de France 3 mais placardisé régulièrement durant près de vingt ans, Michel Naudy a été retrouvé mort à son domicile le 2 décembre 2012 à l'âge de soixante ans. Adepte de la critique des médias, Michel Naudy avait pris l'habitude d'intervenir à de nombreuses reprises sur le sujet, notamment dans le documentaire Les Nouveaux Chiens de garde dans lequel il expliquait notamment : Il n’y pas d’alternative. Le système jette, rejette, tout ce qu’il ne peut pas récupérer. Vous ne restez jamais à l’antenne impunément, jamais(voir extraits vidéos de cette intervention sur le site Acrimed.org) Pour la revue journalistique Charles, je l'avais interrogé l'année dernière sur le parcours de Jean-Michel Aphatie qu'il avait embauché à la fin des années 1980 au service politique de l'hebdomadaire Politis qu'il dirigeait à l'époque...


Quand Michel Naudy avait embauché Jean-Michel Aphatie à Politis


À l’origine, Jean-Michel Aphatie avait découvert l’hebdo Politis le jour de son lancement, le 21 janvier 1988, comme il me l'a expliqué pour Charles : « Ce jour-là, j’ai cherché à joindre Michel Naudy, le rédacteur en chef politique, et j’ai eu sa secrétaire,et là tous les jeudis pendant trois mois, j’ai appelé. Et un jour, elle me l’a passé. Dans ce milieu très idéologique, la fille qui était l’unique journaliste politique venait de partir pour désaccord politique, et Naudy avait un service à poil, alors qu’on était à la fin de l’élection présidentielle. Fin avril, Naudy a mis trois pigistes à l’essai. Et il m’a embauché, même si idéologiquement ce n’était pas mon histoire. » 

Communiste en rupture, Michel Naudy se souvient alors de s’être laissé attendrir par l’accent d’Aphatie, et séduire par ses compétences : « C’était le meilleur et de très loin. Il écrivait très bien, était très malin, et savait décoder la politique. J’ai donc proposé de l’intégrer. » Un bon journaliste donc, mais Naudy me dénonçait son opportunisme : « Débuter dans un journal à l’ultra- gauche et terminer à Canal + est significatif d’un sens inné de ses intérêts personnels. C’est le trajet de ceux qui veulent faire une carrière. Quand il était à Politis, il était dans la ligne du journal. En fait, Aphatie n’a pas de ligne politique sinon celle de ses employeurs. » En résumé, un journaliste ça ferme sa gueule, ou ça démissionne. 


Une enquête sur les journalistes placardisés... remisée au placard.


Justement, le petit père Naudy avec sa moustache, son accent chantant et son oeil rieur, je l'avais rencontré la première fois en février 2003, pour une enquête qui m'avait été commandée par un newsmag parisien sur les journalistes placardisés à la télévision pour des raisons politiques ou professionnelles. Naudy m'avait donné rendez-vous à l'étage d'un bar du quartier Bastille à Paris. Une rencontre assez étrange pour moi, alors jeune journaliste. Parmi d'autres d'ailleurs, car cette enquête sur les journalistes télés au placard m'aura permis de découvrir l'univers de la télé, et du journalisme télévisuel, auquel je consacrerai un peu plus tard deux longues enquêtes dans Le Monde Diplomatique, l'une sur les journaux télévisés, l'autre sur les chaînes dites "tout info"

C'était aussi la première fois que je faisais connaissance avec les couloirs de France Télévisions... Et avec le temps, je suis devenu tellement passionné par cette "maison du service public" que j'y ai consacrée bien plus tard tout un livre : France Télévisions off the record. Histoires secrètes d'une télé publique sous influences. Eh oui, ceci explique cela !  Ou comment un jeunot plonge dans l'univers parfois poussiéreux de la télé publique... Il faut dire que cette première enquête sur les placards m'avait interrogé grandement sur la situation sociale des journalistes à la télé, et sur la pratique du journalisme lui-même à l'heure de l'Audimat et des connivences.

Car ironie de cette petite histoire, l'enquête sur les journalistes télés placardisés fut elle-même mise au placard par un rédacteur en chef soucieux de conserver de bonnes relations avec ses confrères de la télévision. À vrai dire, cela ne m'avait qu'à moitié étonné... Même si j'en étais quelque peu attristé. À l'époque, le chef de service culture de la rédaction de France 2, Michel Strulovici, aujourd'hui prof de journalisme, m'avait d'ailleurs prévenu durant mon enquête : "Mais votre article va se faire placardiser ! Et puis vous savez, le journalisme, c'est bien peu de choses à part une manière de mettre en scène le réel". Déjà têtu, j'avais pourtant décidé de persévérer dans cette enquête et j'avais recueillis au final près d'une dizaine de témoignages nominatifs de journalistes télés victimes du placard. Et notamment Michel Naudy.

Voici donc en guise d'hommage, l'extrait de cette enquête où j'évoquais ses difficultés à France 3. En tout cas, bonne route "soldat" Naudy !


"Le recordman des placards"


Quelqu'un a bien connu ce genre de pressions pendant tout son parcours télé. Moustachu malicieux, il aime notamment se présenter comme le "recordman des placards". Sur vingt-et-un ans de carrière, Michel Naudy a en effet traversé près de quatorze ans de placard. Journaliste dans les années 1970 à L'Humanité, il débute dans l'audiovisuel, après l'arrivée de la gauche au pouvoir. Détail amusant, pendant l'hiver 1981, il suit un stage d'intégration en compagnie des placardisés issus de la vague de 1974 ! 

Le journaliste Naudy se souvient : "Ils étaient vraiment mal en point. On ne sort pas indemne de sept ans de placard". Dès ses débuts à la télévision, il prend donc connaissance des nouvelles règles du jeu. Elles lui serviront, vu les postes sensibles qu'il occupe dès le début : Chroniqueur politique à FR3, puis chef du service politique. En 1986, Michel Naudy participe à l'émission d'investigation Taxi, crée par le producteur Philippe Alfonsi. Succès immédiat, les audiences dépassent souvent celles d'Apostrophes. À la rentrée, "Chirac n'en peut plus. En pleine vague terroriste, on réalise un reportage sur les camions qui passent sans contrôles au port de Marseille". Le hasard fait parfois bien les choses : fin décembre, au moment de la refonte des grilles de programmes, l'émission est supprimée, sans plus d'explications. Taxi et Philippe Alfonsi reçoivent pourtant deux 7 d'Or quelques mois plus tard. Début du premier placard qui va durer 3 ans et demi. 

Michel Naudy retombe sur ses pattes en 1990, en créant une nouvelle émission sur l'éducation. Cette fois-ci, l'Audimat se charge de mettre fin à l'aventure un an après. Durant 4 ans, il redécouvre l'art de gérer sa mise à l'écart : "Tous les trois mois, j'envoyais des lettres en recommandé pour faire des propositions de travail. Un jour, un DRH m'a dit que je ne retravaillerai jamais". Le piège se referme, mais Michel Naudy ne désespère pas. Il se met à réaliser des enquêtes qu'il sort en livres, France 3 refusant de les passer à l'antenne : "ils aiment faire croire que les placardisés ne font pas l'affaire". 


"Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision"


Sauf lorsqu'ils ont besoin d'eux, serait-on tenté de répondre. Retour en grâce en 1995 : Jean-Pierre Cottet, le directeur des programmes, lui demande alors de reprendre une émission sur les médias à France 3 Paris Ile de France. "La direction voulait supprimer "Décryptage" l'émission existante dirigée par Christian Dauriac. Pour Xavier Gouyou Beauchamp, alors directeur général de France 3, Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision." souligne-t-il. Échange de placard entre Naudy et Dauriac, sans états d'âme. 

Sous un nouveau titre, l'émission Droit de Regard tient quatre mois. Cette fois-ci, Michel Naudy subit une censure directe de la direction : "J'ai fait un papier sur la soirée électorale de France 2, en critiquant notamment la sortie à moto de Benoît Duquesne. Jean-Pierre Cottet m'a appelé pour me dire que la direction déprogrammait l'émission. Comme ils sont restés sur leur décision, j'ai annoncé à l'AFP que je démissionnais. Gouyou et Cottet m'ont rappelé dans l'heure pour me proposer une réunion. J'ai joué de nouveau le rapport de force : soit il passait l'émission dans son intégralité, soit je démissionnais et je faisais un scandale. Ils ont fini par passer l'émission". Seulement voilà, fin juin, Droit de Regard disparaît de la grille et Naudy entame son troisième placard pour six ans. Le journaliste est amer : "Le pluralisme à la télé est un leurre". Désormais, définitivement rangé du journalisme placard, il travaille pour la Fiction de France 3. ça Naudy ne voulait pas le dire officiellement en 2003, mais c'était en fait un nouveau placard...

Comme bien d'autres, Michel Naudy représente le gâchis humain, professionnel et financier que constitue la télévision publique dans notre pays. Une télé publique empêchée de se déployer par les groupes privés de l'audiovisuel jaloux de conserver leur part du gâteau publicitaire, mais également par les responsables politiques trop soucieux de ne pas voir se constituer un réel contre pouvoir à leur action... Comme la BBC en Grande-Bretagne ou Radio Canada au Québec qui n'a pas hésité ces dernières années à révéler des affaires de corruption mettant en cause l'ancien premier ministre libéral Jean Charest. Eh oui, dans ces pays, il n'y a pas que Médiapart ou Le Canard Enchaîné pour "révéler" des infos.

Et justement, dans mon enquête d'il y a dix ans, j'avais trouvé d'autres témoignages révélateurs...


La télé est parole d'évangile (février 2003)


Samedi 2 février 1991, lors de la première guerre en Irak, au journal de midi, Marcel Trillat, alors directeur adjoint de l'information à Antenne 2, dénonce la mise en scène américaine de la guerre. Cette intervention fait scandale dans le Landerneau médiatique et Trillat se retrouve, quelque temps après, correspondant à Moscou pendant deux ans. Dominique Pradalié, rédactrice en chef des journaux du week-end, a moins de chance. Elle est "débarquée" après s'être inquiétée de l'absence de pluralisme. Pour le journaliste qui exprime un point de vue différent à la télévision, c'est à ses risques et périls. La télé est parole d'évangile. La critiquer ouvertement, c'est tomber dans l'hérésie.

"Face à ce rouleau compresseur", Rachid Arhab, à l'époque chef du service politique de la deux et présentateur remplaçant du JT, exprime également son désaccord sur la ligne éditoriale adoptée pour couvrir la guerre. Dès janvier, on l'écarte de l'antenne. Aujourd'hui, il se souvient : "On ne vous met pas au placard du jour au lendemain. Au départ, on me demandait de moins en moins de remplacements, on m'utilisait moins. C'était extrêmement déstabilisant". L'année suivante, on le remplace à la tête du service politique sans rien lui dire. Depuis, il n'a jamais pu obtenir d'explications : "Il ne faut pas se cacher les choses, à l'époque la France était très va-t-en-guerre, la direction a eu les pétoches par rapport à l'état d'esprit général". Le service politique qu'il dirigeait était plutôt impertinent à l'égard des dirigeants : "l'Elysée avait bondi plusieurs fois. J'ai payé une sorte d'indépendance d'esprit"

Il se retrouve alors au placard pendant presque quatre ans. "La direction m'avait fait des propositions de reclassement qu'elle me présentait comme des promotions. Si j'avais accepté, c'était rentrer dans leur jeu, mais je n'ai pas été élevé comme ça. Je n'ai pas voulu cautionner des comportements que je n'apprécie guère...J'ai essayé de prouver que le placard n'était pas justifié. J'ai fait des enquêtes pour Envoyé spécial puis pour Géopolis". Douze ans plus tard, Rachid Arhab n'a pas de problème pour parler de son placard. Il s'en est bien sorti. Dans les années qui ont suivi, il a même présenté le 13 heures. Cette fois-ci, quand on a voulu le remplacer pour des "raisons d'Audimat", il a pris les devants, en créant une nouvelle émission J'ai rendez-vous avec vous, où il rencontre les téléspectateurs. Ironie du sort, certains d'entre eux le considèrent encore au placard.


Pressions politiques ?


À la télévision, le bon vieux placard politique a marqué les esprits. Par charrettes entières, des journalistes catalogués "subversifs" par les pouvoirs en place se sont retrouvés mis à l'écart. "Qu'on le veuille ou non, le journaliste de télévision n'est pas un journaliste comme les autres. Il a des responsabilités supplémentaires. La télévision est considérée comme la voix de la France, et par les Français et par l'étranger. Et cela impose une certaine réserve". Voilà comment Pompidou concevait le journalisme cathodique ! Le placard comme censure radicale. Résultat, dans les télés des années 1980, on retrouve plusieurs "strates archéologiques" de placardisés : Les grévistes de mai 68 ont été limogés ou mis en "congé spécial", certaines émissions supprimées, comme Cinq Colonnes à la une (1). Peu de temps après, c'est la grande vague de 1974, avec le démantèlement de l'ORTF. Si 1981 constitue une "vraie bouffée d'oxygène", avec l'arrêt, pour un temps, de la main mise politique sur les rédactions, de rares journalistes font de nouveau les frais de l'alternance politique. 

Avec l'arrivée de la logique commerciale des années 90, peut-on encore parler de pressions politiques ? Une chose est sûre, si les pressions existent, elles sont plus subtiles. "Les liens qui se sont tissés peu à peu entre journalistes et politiques ne sont plus des liens de dépendance, comme dans les années 1960, mais des liens de copinage," explique Marcel Trillat, dans une revue de l'INA (2), en novembre 2002.

Un grand reporter de TF1, Jean-Pierre Ferey, a été victime de ces connivences (3). Retour sur sa mise au placard : Lors d'un comité d'entreprise en 1993, représentant du personnel, il critique la “balladurisation” de la direction de l'information, en présence de Patrick Le Lay, PDG de TF1. Mal lui en prend. Spécialiste Défense de la rédaction et grand correspondant de guerre depuis ses débuts à l'ORTF, il est écarté par l'ancien directeur de l'information de la Une, Gérard Carreyrou. Il faut dire que les deux hommes ne s'apprécient guère. Ferey, syndicaliste SNJ-CGT, apparaît, aux yeux du directeur de l'info, comme une source de conflits. Là encore, la déstabilisation du journaliste se fait progressivement : "De 1993 à 1995, j'ai dû faire face à de nombreuses pressions. Les sujets que je proposais étaient de moins en moins acceptés”. 


"J'ai finalement été interdit d'antenne"


En 1995, c'est le couperet. Jean-Pierre Ferey est convoqué après deux reportages sensibles, notamment un sujet sur l'éviction de François Léotard du gouvernement, ancien ministre de la Défense.  "Dans la foulée, on me retire la rubrique défense. J'ai finalement été interdit d'antenne pendant un an. Toutes mes demandes de reportages étaient refusées alors que j'étais toujours sur l'organigramme" explique-t-il. Jean-Pierre Ferey est alors mis "à la disposition de l'information", mais sans affectation. L'entretien avec Carreyrou se passe mal : "Ce fut un échange d'une grande violence. Il m'a dit que j'étais un mauvais, qu'il y avait trop d'incidents avec moi. Il voulait que je m'en aille. Or, on ne pouvait me reprocher aucune faute professionnelle". 

Dès cet instant, le grand reporter est "carbonisé" dans sa rédaction. Situation très difficile à supporter, d'autant plus que le "placardisé" n'existe plus aux yeux de ses confrères : "Depuis vingt ans, j'avais couvert un grand nombre de guerres. Tout ce travail avait été nié. Pourtant, les preuves de tous ces efforts étaient dans les archives. Cela m'a permis de résister aux attaques, à ces destructions psychologiques qui ont pour but d'éjecter un professionnel. Ma position syndicale m'a également favorisé". 

En juin 1996, Gérard Carreyrou est débarqué. Deux mois après, Jean-Pierre Ferey sort du purgatoire. Le nouveau directeur de l'information, Robert Namias, le remet au travail et le grand reporter revient à la rédaction, en tant que journaliste de base, dans le service "vie moderne". Pur hasard, il se retrouve de nouveau au premier plan, en suivant la grève des pilotes d'Air France et la grève des routiers : "En trois ans, j'ai fait mon come-back : j'ai retrouvé une bonne situation dans le fonctionnement de la rédaction. Pendant le Kosovo, j'enchaînais les sujets pour le 13 heures et le 20 heures, comme lors de l'intervention américaine en Afghanistan" raconte-t-il en professionnel. Dernièrement, il était au Koweït pour suivre la guerre en Irak.

À peu près à la même époque, à Grenoble, Philippe Descamps, jeune journaliste à France 3, est écarté après avoir dénoncé les pressions répétées d'Alain Carrignon, ministre de la communication de l'époque, sur sa rédaction, via tout un réseau d'influence et de copinage à l'intérieur de la chaîne. Réseau puissant semble-t-il, puisque le directeur régional de France 3 Grenoble, Joseph Paletou, se fait également placardisé. Son seul tort ? Avoir défendu Descamps face à la direction parisienne. Décidément, sous Balladur, les sièges éjectables étaient bien nombreux au sein des rédactions.

Tous ces dysfonctionnements témoignent d'habitudes malsaines qui sont en cours dans l'audiovisuel : L'image devient le seul critère de jugement, la notoriété étant plus légitime que le terrain, l'expérience, ou la culture.


Les placards de l'Audimat


Désormais, exceptions mises à part, les placards politiques ne sont donc plus nécessaires, les placards de l'Audimat prenant le relais. Du jour au lendemain, un journaliste peut être mis de côté simplement parce qu'il ne correspond pas à la mode du moment. "Dans ce métier, un journaliste a cinq ou huit ans devant lui. C'est tout. C'est un mélange de loi du marché et de Show Biz" raconte un rédacteur de TF1. "Un journaliste peut être porté aux nues un jour, puis, plus rien..." dénonce-t-il. Dans ces conditions, comment exprimer un point de vue différent sur un événement ? Un autre journaliste de la première chaîne explique : "Le plus dur à supporter c'est que personne n'est à l'abri. Les plus connus d'entre nous l'ont appris à leurs dépens comme Ulysse Gosset, ancien correspondant à Washington, ou Anne Sinclair. Bref, c'est très facile de passer à la télévision, mais c'est très difficile de rester longtemps"

De toute manière, "à TF1, l'argent rend les gens beaucoup plus dociles" souligne un troisième journaliste. Les têtes qui dépassent et les grandes gueules, on leur indique rapidement la porte de sortie. Dans son livre (4), Alain Chaillou, ancien correspondant à TF1, dénonce non sans humour ces comportements : "À 50 ans, t'as trop de mauvaises habitudes, ils ne peuvent plus te mettre au pas alors ils te jettent avec un peu de pognon pour que tu fermes ta gueule et ils te remplacent par un gamin. Pour eux c'est tout bénéfice : le gamin en question il coûte deux ou trois fois moins cher et il est taillable et corvéable à merci. Un petit journaliste d'élevage, fait au moule, calibré sur mesure et obéissant qui leur torchera des papiers bien propres". Dans les chaînes privées, les placards existent d'abord pour pousser les gens à partir. On évite ainsi un licenciement qui ferait tache d'huile au sein de l'immaculé monde médiatique.

Dans les rédactions du service public, ce jeu de chaises musicales est aggravé par les changements constants de direction, au gré des nouvelles nominations de PDG : "J'ai vu passer sept directeurs de l'information en dix ans. Plus les directeurs passent et plus la ligne éditoriale est floue. D'autant plus que ces nouveaux directeurs ne sont pas issus du service public. Cette rédaction commence à ressembler à une véritable ruine !" s'exclame un journaliste de France 2. Explication : "Pour imposer ses vues dans une rédaction, il faut s'entourer d'un petit nombre de gens venus de l'extérieur. Comme les nouvelles directions n'ont pas beaucoup de temps, elles centralisent le pouvoir".  


"C'est le royaume du copinage"


Après des années de fonctionnement, le système atteint l'absurdité : A France 2, en janvier, il y avait 50 rédacteurs en chef pour moins de 400 journalistes ! Or la majorité n'encadre pas la rédaction, véritable Cour peuplée d'intrigues et de courtisans : "C'est le royaume du copinage. Ceux qui ne savent pas se placer, qui ne sont pas zélés, prennent du retard à force de ne pas se faire voir ou de ne pas se faire connaître. Le journaliste qui fait simplement son boulot n'est pas toujours considéré. C'est un système tape à l'œil, fier-à-bras et va-t-en-guerre" dénonce Dominique Pradalié, déléguée syndicale à France 2, qui a connu cinq placards dans sa carrière. 

À ce petit jeu, certains se retrouvent parfois sans chaises. Jean-Claude Allanic, actuel médiateur de France 2, a connu au milieu des années 90 un placard de "dégât collatéral" selon son expression. Il dirige à l'époque Télématin, en tant que rédacteur en chef adjoint. Après six mois de remplacement, on lui annonce qu'il sera promu officiellement rédacteur en chef. L'atterrissage est rude : "On m'a dit de partir en week-end sans souci. Le lundi, j'ai téléphoné à la rédac pour savoir où en était la réorganisation. C'est la secrétaire qui m'a annoncé que j'étais annoncé nulle part" raconte-t-il. Sans plus d'explications, il se retrouve donc sans aucune fonction. 

On lui a préféré un journaliste qui avait plus de poids dans la rédaction. Ses responsables hiérarchiques deviennent tout d'un coup très occupés : "tu vois avec un tel… Tu comprends c'est pas possible, la place est déjà occupée " lui répondent-ils non sans un brin de lâcheté. "On aurait envie de dire : pourquoi vous ne bougez pas les autres ?" lâche-t-il aujourd'hui. La blessure est toujours vivace : "Il y a les gens qui ne vous appellent plus. Les attachés de presse qui vous couraient après ne vous courent plus après… On vous retire la carte du parking…".


Émissions emblématiques supprimées 


Avec l'Audimat, la concurrence s'instaure également au niveau des programmes qui ne dépendent pas des rédactions. À France Télévisions, depuis les décrets Tasca, les "cases documentaires" sont majoritairement cédées à des producteurs extérieurs, les fameux "producteurs indépendants". Les chaînes du service public tendent donc à devenir de simples diffuseurs. Résultat, les forces vives de l'entreprise, et notamment les journalistes, se retrouvent, parfois, au placard. On en arrive à des situations ubuesques. Les journalistes de France 2 et de France 3 qui veulent faire du documentaire sur leurs chaînes sont obligés de se trouver un producteur extérieur et de se mettre "en congés sans soldes". 

Autrement dit, les journalistes doivent carrément "se vendre" à leur propre chaîne ! La logique commerciale est totale. À France 3, au niveau national, les émissions d'information produites en interne se réduisent comme une peau de chagrin. Depuis juillet 2002, plusieurs journalistes sont au placard suite à l'arrêt de Saga Cités et d'Un jour en France, deux émissions emblématiques du service public. "Depuis cette décision, nous n’avons reçu aucune proposition sérieuse de nouvelle affectation" déplorait, il y a quelques semaines, Jacques De Rive, ancien rédacteur en chef d'Un jour en France. Vingt cinq ans de maison, adjoint du directeur de l'information aux débuts des années 80, ce journaliste est depuis dix mois mis sur la touche, "en instance d'affectation" d'après la direction. Un mois avant la fin de l'émission, la direction se voulait pourtant rassurante : "Ne vous inquiétez pas on règle votre cas avant les vacances, il y a des personnes qui cherchent des solutions". 

Début avril, Jacques De Rive commençait à perdre patience : "On a l'impression que des gens qui cherchent du boulot dans cette maison ne sont pas écoutés. En fait, la direction n'a plus besoin de fabricants, vu qu'elle achète les programmes à l'extérieur". Le journaliste s'obligeait à venir tous les jours au siège de France Télévisions, comme Marie Laure Augry, l'ancienne présentatrice de l'émission : "Ce qui est le plus pénible, c'est l'absence d'interlocuteurs. Si vous ne venez pas au travail, tout le monde semble indifférent. Il faut se battre pour montrer qu'on veut travailler, c'est le comble !" soupirait-t-elle. Aujourd’hui, la situation semble se débloquer, Patrice Papet, le DRH de France 3, plaidant « responsable dans cette affaire ». Les sept journalistes de Saga Cités, qui sont également mis sur la touche, ont moins de chance. Leur situation semble durer. La suppression de l'émission a pourtant été annoncée à l'avance, lors d'un comité d'entreprise, début novembre 2001. La dernière a eu lieu en juin. Seuls quelques journalistes ont été reçus courant juillet. Certains n'ont jamais rencontré le DRH de France Télévisions.


Journalistes marginalisés : "Une placardisation qui ne dit pas son nom"


Actuellement, les “JT” deviennent “des monuments à la gloire des présentateurs”, les journalistes de terrain sont méprisés, les journalistes spécialistes sont de moins en moins utilisés. Audimat oblige, la durée des sujets a diminué considérablement depuis une dizaine d’années : 1 min 10 en moyenne. “L’info circule à l’envers alors qu’elle devrait remonter du terrain” se plaint un ancien journaliste de France 2. En fait, les rédactions du service public se calquent sur le fonctionnement de TF1. Les chefs de service deviennent de "simples caisses enregistreuses" des désirs de la rédaction en chef. Peu importe si la réalité ne correspond pas. C'est ce que le sociologue Bourdieu appelait "la circulation circulaire de l'information". Pour le 13 heures, la hiérarchie lit Le Parisien. Pour le 20 heures, c'est Le Monde

Dans ces conditions, les écartements deviennent plus subtiles : “La hiérarchie laisse travailler les journalistes mais elle a toutes les raisons pour ne pas passer les sujets dont l’AFP ne parle pas. C’est une placardisation qui ne dit pas son nom”, explique un journaliste de France 2. Résultat, “On donne de moins en moins de travail à ceux qui critiquent cette info uniformisée”, dénonce Dominique Pradalié. Plus inquiétant, certains journalistes qui débutent dans la profession préfèrent partir de la télé. “C’est l’effarement dans la jeune génération”, note Éric Lemasson, ancien journaliste à France 2, et actuel rédacteur en chef adjoint du Forum des Européens sur Arte. 

Lui-même a quitté la deuxième chaîne. Après douze ans à France 2, son malaise était grandissant : “Je ne m’y reconnaissais plus”. Il se spécialise alors dans l’enquête : “Pendant cinq mois, j’ai travaillé sur l’Ordre du Temple solaire, mais je ne voulais plus jouer à ça” raconte-t-il. Plus envie de faire des sujets formatés. “J’étais parmi ceux qui se bagarraient à l’intérieur. J’ai eu deux mandats à la Société des journalistes mais c’était tellement verrouillé !” note-t-il. Sur Arte, ce journaliste retrouve un espace de liberté. D’autres journalistes plus jeunes sont partis récemment, ne voulant pas finir “vieux placardisés” au sein des rédactions. Ces exclus de l’intérieur devraient pourtant faire réfléchir sur la manière de fabriquer l’info.

Marc Endeweld (février 2003).

(1) 50 ans de scandales à la télévision, Jean-François Brieu, Éditions Hors Collection.
(2) Censures visibles, censures invisibles, Dossiers de l’Institut National de l’Audiovisuel, 75 p., 10,60 euros.
(3) TF1, un pouvoir, Pierre Péan, Christophe Nick, Fayard, 695 p., 160 F.
(4) La lésion étrangère, le vrai roman d'un correspondant de télévision, d'Alain Chaillou, Alias etc…, 316 p., 20 euros.